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lundi 13 février 2012

Tortilla de patata : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sans jamais oser le demander - Episode 1 : radiographie d'une identité nationale


Avant l'époque Facebook et les retrouvailles improbables avec le bellâtre de la 6°B qui faisait se pâmer toutes les filles, il y avait comme l'une des premières causes de divorce en Espagne... la tortilla de patata. Si ce n'est pas nécessaire de traduire c'est peut-être utile d'expliquer pourquoi.

Aujourd'hui l'épisode 1 en guide de mise-en-bouche, suivra l'épisode 2 avec un peu d'histoire (même pas peur) et dans l'épisode 3 je livrerai des variations actées dans la littérature culinaire espagnole. Alors, stay tuned.



Episode 1 : Radiographie d'une identité nationale

Devant une tortilla de patata aucun Espagnol ne peut rester indifférent... ni muet... ni objectif. Même si elle est moins internationale que la paella et le jamon iberico, elle symbolise la cuisine espagnole. 

Elle est viscéralement liée à un souvenir personnel :

- celle de ma belle-mère est la pire du monde, je la mange parce que j'aime mon mari
- celle de ma grand-mère est la meilleure au sud du Guadalquivir, faite avec amour
- celle de la mili (le service militaire) était immonde mais je mourrais de faim à l'époque,
- celle du bar d'en bas : il y a toujours une part qui m'attend, etc


... sans parler de l'anecdote-catastrophe de la cuisine convertie en champ de bataille : l'expérience de retourner une tortilla pour la première fois de sa vie peut être la source d'un traumatisme  indélibile. Certains rechercheront le reste de leur vie à surpasser cette épreuve en perfectionnant empiriquement leur technique, d'autres abandonneront la bataille et achèteront la tortilla de patatas prête à consommer disponible dans les linéaires.



Pourquoi j'ai arrêté de cuisiner la tortilla de patata
(Version anglaise pour les non hispanophones)


Une ama de casa, la housewife made in Spain, craint le jugement de ses invités à l'heure de servir la tortilla de patatas. On lui pardonnera son amateurisme en matière de paella, son manque de goût (ou de budget) dans le choix du jamon mais on ne lui pardonnera jamais de se rater avec les trois éléments de base de la star de la cuisine espagnole : les oeufs, les pommes-de-terre et l'huile d'olive.

 La tortilla de patatas évoque chez les Espagnols :
- la tradition familiale : c'est le plat hebdomadaire pratiqué dans toutes les familles espagnoles d'Almeria à La Corona, de Figueres à Huelva, 
- les racines rurales : les oeufs fermiers achetés au voisin du village qui a des poules, 
- le  nomadisme : le "tupper"* pour la sacro-saine collation de 11h (el esmorzar) ou pour le picnic, à la plage ou à la campagne, 
- le festif, pas un bar à tapas en Espagne sans sa tortilla de patatas sur la barra, idéale pour commencer una "ruta de las tapas" (tournée des bars) arrosée, et aussi recours facile et barato (peu cher) des soirées d'étudiants, 
- la modernité, la version moléculaire de Ferran Adrià a fait rentrer ce plat populaire dans le répertoire gastronomique,
- le pragmatisme libérateur, quelle révolution pour les desesperate housewives maladroites cette poële antiadhésive double,
- le glamour, la version dorée à l'or fin de Quique Dacosta,
- la fin de mois qui arrive dès le 12, les oeufs ont toujours été une source de protéine peu cher,
bref, la vida misma.
* du nom de la fameuse marque de boîtes hermétiques en plastique, le "tupper" étant devenu un terme générique en Espagne

La fameuse poêle double pour ne jamais rater sa tortilla, ou presque

Invités par le grand critique gastro José Carlos Capel**, à s'exprimer sur leur souvenirs, leurs impressions et leurs versions de la tortilla de patatas, les chefs espagnols les plus influents ont tous eu leur point de vue. Pour Ferran Adrià, la tortilla de patatas de sa mère et celle dela mili sont ses tortillas fondatrices. Andoni Luiz Aduriz (Mugaritz) y voit un défi technique à dépasser à chaque fois pour obtenir cette forme "géométrique parfaite". Sergi Arola (on dit ay oma que rico el chaval) fidèle à son rôle de grognon de service, déteste la tortilla de patatas, par goût personnel et parce qu'elle est trop gavauldée dans les bars, restaurants et gastro d'Espagne... mais il reconnaît qu'elle pourrait devenir le symbole de la nouvelle nouvelle cuisine. Pour Martin Berasategui, les années de restrictions donnent une valeur particulière à cette préparation et ce fût aussi son premier grand défi technique en tant que chef débutant sans autre ambition que de nourrir avec honnêteté ses premiers clients. Quique Dacosta, lui, est partagé entre la dominicale et sustentique tortilla de la abuela (sa grand-mère) et celle de sa mère, plus baveuse mais chaude, symbolisant son arrivée à Alicante, sa terre d'adoption et de son acension. Dani Garcia, le chef malagueño, se souvient des tupper apportés à la plage, le picnic gargantuesque a la playa étant une tradition très pitoresque des Andalous.

Tortillo esferica de Quique Dacosta
(El gran libro de la tortilla de patatas)

   
Pour les frères Roca, la tortilla de patatas est avant tout un souvenir olfactif : l'odeur des oignons de Figueres confits et des oeufs frits qui montait de la cuisine de l'auberge familiale. Ensuite Joan Roca évoque le pa amb tomaquet avec son morceau de tortilla de patatas encore chaude en guise de petit-déjeuner avant d'aller à l'Ecole hôtelière. Paco Roncero (el Casino de Madrid) parlera à l'infini de la tortilla géante de sa abuela, esponsoja, spongieuse, car telle était son goût, sa manière de la retourner toujours avec succès et surtout faite avec les pommes-de-terre de son potager et les oeufs qu'il allait lui-même chercher.   

** El gran libro de la tortilla de patatas (Planeta)


La sainte-Trinité du désaccord


La recette traditionelle de la tortilla de patatas est connue de tous : oeufs battus, pommes-de-terre, sel et huile d'olive. Mais à chaque maison, chaque famille sa propre recette. Chez les Sanchez on frira les pommes-de-terre en 2 fois pour les rendre fondantes à l'intérieur et croustillantes à l'extérieur. Chez les Lopez, on les confira longuement dans de l'huile d'olive vierge extra andalouse. Chez les Hernandez, on battira les oeufs rapidement pour retrouver dans l'appareil une fois cuit des couches blanches et des couches jaunes. Chez les Fernandez, pas question de se  passer des oignons sués jusqu'à coloration pour la touche sucrée. Chez les Garcia, on ajoutera avant de cuire une persillade espagnole : ail et persil pilés au mortier, il y a aura plus de couleur. Chez les Perez,  incontournable le pimenton de la Vera picante parce que dans cette famille on n'est pas ñoño (gnangnan si je reste politiquement correcte).


Les variantes les plus tolérées comme les oignons compotés et les poivrons verts sués doucement ne forment que la partie immergée de l'iceberg de la controverse : il y a  les pro-tortilla baveuse, les inconditionnels de la bien cuite jusqu'au coeur, ceux qui la préfèrent chaude recien hecha comme ceux qui ne la conçoivent que refroidie. 

Une chose est sûre : les Espagnols nommeront "tortilla francesa" toute omelette baveuse présentée en demi-cercle. Tenedlo dicho. Qu'on se le dise.

La recette de la desesperate housewife : la tortilla aux chips*

L'amour que met une ama de casa espagnole est directement proportionnel à son succès quand elle la pésentera à table. Mais son génie peut aussi intervenir. Qu'il soit spontané, les circonstances mèment parfois à des improvisations triomphales, ou inspiré.
En 2001, alors que la tortilla de patatas moléculaire de Marc Singlà du Talaia managé par Ferran Adrià faisait se pâmer d'admiration toute la planète gastro depuis 3 ans, la journaliste catalane Julia Ortiz interrogeait le chef d'elBulli sur le fossé entre sa cuisine et celle de la ménagère, prenant en exemple sa version peu accessible au commun des mortels de sa tortilla déconstruite.S urpris par la question mais jamais à court d'idée, Adrià parla pour la première fois de la version aux chips improvisée par Marc Puig-Rey dans l'atelier R&D elBulli taller à Barcelone.

Cette version déconstruite light devient pendant plusieurs années l'objet de gags télés à se faire tordre de rire toute l'Espagne. Cette improvisation de la tortilla de patatas n'est pas une création d'elBulli, elle était déjà pratiquée en grand secret par beaucoup de desesperate housewives espagnoles. Il était seulement inimaginable pour un Espagnol d'envisager une tortilla de patatas cuisinée sans l'étape fondatrice, et longue, des pommes-de-terre passées dans l'huile d'olive. Plus tard, le chef basque Pedro Subijana (restaurant Akelarre à ???) avouera qu'il avait exigé d'une de ses tantes habituée à préparer ainsi sa tortilla de patatas  de ne jamais avouer sa "tromperie".

*on peut donc suputer que celle de Piège est une inspiration spontanée


Depuis, la tortilla de patatas aux chips est passée du statut de recette de mère indigne espagnole à recette de femme moderne exemplaire.


Si par curiosité vous voulez la recette de la tortilla de chips, regardez c'est mon copain José Andrès qui s'y colle





Recette traditionnelle, basique et mini de la tortilla de patatas

Si je fais une tortilla de patatas, je la fais à l'espagnole : ronde, dorée et cuite à coeur. Si je fais une omelette aux pommes-de-terre, je la fais baveuse et en demi-cercle. L'avantage de la tortilla de patatas espagnole est qu'elle peut être mangée chaude, telle quelle avec une salade ou froide avec un peu de salsa brava (voir recette ici), de ketchup (le ketchup sur les oeufs c'est incontournable chez moi), de mayonnaise etc...

Si vous optez pour la garnir avec des oignons et/ou des poivrons verts, vous obtiendrez un effet umami très addictif. Il faut alors faire suer les oignons et/ou les poivrons verts légèrement salés dans de l'huile d'olive à feu doux, les réserver puis dans cette même huile préparer les pommes-de-terre. Il faut utiliser de l'huile d'olive vierge extra de très bonne qualité, le sel est à doser avec modération. La variété des pommes-de-terre à utiliser dépend de l'effet espéré : si vous les souhaitez dorées et croustillantes, des Bintje ou des BF seront préférables. On peut si l'on veut mettre du pimenton : on en saupoudre alors les oeufs battus avant de les cuire.

En général on compte 1,5 à 2 oeufs par personnes, la quantitié de pommes-de-terre varie de 50g à 150g par personne. La tortilla de patatas de Navarre a la particularité d'être très riche en pommes-de-terre.

Préparation : 30 mn - Ingrédients pour une mini-tortilla pour 2 personnes : 3 oeufs, 3 pommes-de-terre moyennes, sel fin marin sans anti-agglomérant, huile d'olive vierge extra

Faire chauffer 30 cl d'huile dans une poêle. Commencer par éplucher les pommes-de-terre, les passer sous l'eau puis les sécher. Les couper en deux dans la longueur puis les détailler en demies-rondelles. Les frire en petites quantités jusqu'à ce qu'elles colorent légèrement. Les réserver. Battre les oeufs dans un bol sans atteindre un mélange homogène, saler. Faire chauffer 1 cs d'huile d'olive dans une poêle à blinis. Rajouter les pommes-de-terre aux oeufs battus et remuer. Quand l'huile fume, passer sur feu moyen et verser l'appareil. Rabbatre sans cesse avec une spatule les bords de la tortilla. Vérifier qu'elle est cuite en-dessous quand elle se décolle facilement. Baisser le feu, continuer de rabattre et attendre que l'appareil ait commencé à prendre en surface. Faire glisser la tortilla sur une assiette plate. Retourner la pôele par dessus puis d'un geste rapide et franc, retourner le tout en maintenant d'une main l'assiette et de l'autre le manche de la poêle. Remettre sur le feu, passer à feu moyen, prolonger la cuisson sans cesser de rabattre les bords par en-dessous de la tortilla afin qu'elle adquiert une belle rondeur régulière. Pour une tortilla baveuse à l'intérieur : augmenter le feu pour dorer la surface inférieure, la retourner et servir immédiatement. Pour un tortilla cuite à coeur, prolonger la cuisson 2 minutes à feu modéré puis couvrir, éteindre le feu et laisser finir de prendre par inertie (chaleur résiduelle) puis servir au bout de 3 minutes.

Bon, maintenant si vous voulez faire cheap&chic pour un apéritif, un buffet dînatoaaaaaaaaaare je vous suggère la tortilla de patatas patas arriba (sens dessus dessous)


Recette par ici



A suivre :

Episode 2, Un peu d'histoire d'Apicius à Ferran Adrià

Episode 3, Variations sur le même thème

10 commentaires:

  1. J'ai appris plein de choses en lisant ce post, mais je crois que l'idée qui va me rester c'est la tortilla aux chips: je meure d'envie d'essayer! ;-)

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  2. Hummmm.... elle est excellente cette tortilla très belle couleurs, bravo!

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  3. super article, bien documenté, et surtout drôle, merci j'ai passé un bon moment en te lisant :)
    bonne soirée !

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  4. J'ai adoré ton article!! Il explique super bien ce que représente la tortilla di patata pour les Espagnols..-->la valeur historique, culturelle, affective.. Et j'adore ta petite touche d'humour!

    [en changeant de sujet.. tu participes quand au jeu pour lequel je t'ai taguée?? :p ]

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  5. Bon chez moi on doit venir de chez les Lopez et des Fernandez (même si ma grand-mère s'appelait Sanchez en vrai). J'adore ton article, j'y retrouve mes racines familiales, les pique-nique, la tapa de comptoir... et même un souvenir de catastrophe au-dessus de l'évier ;-) Besitos !

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  6. Et ben tu sais quoi ... Invitee ce WE, j'ai eu le droit de voir se faire une tortilla de patates ;)) Lol. Tu penses bien que je n'en ai pas mange une miette ( comment condenser en un seul plat 2 ingrédients que je n'aime pas ? !! ), je ne te dirai donc point comment elle était.
    Par contre, j'ai vu se faire revenir les oignons, puis les pdt et ensuite ai meme assiste au retournement de la bête ( a 2 pour être sur !! Lol ) !! C'est du spectacle et pour l'avoir vu se faire découper, elle n'était pas baveuse la dame ... ;)
    Bref, l'importance de la tortilla en Espagne je m'en souviens lors d'un voyage avec mon lycée ( il y a de ça ... qq années ... ) car la famille dans laquelle nous étions avec ma copine empestait l'huile chaude frite et j'en avais la nausée a chaque fois que nous rentrions le soir ! Inutile de te dire que j'avais perdu 2kg en revenant et que ma mère me cherchait a la sortie du bus retour. Bref.
    Je suis néanmoins ravie d'avoir lu ce que j'ai lu chez toi et attends la suite avec impatience. J'prefere la paella quand meme ;)))
    Dis, tu m'en veux pas pour ma tortilla de coquillettes et ma càs de lait ? ;))) LOL.
    Bises ma Belle.

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  7. Alors là ! j'en tombe de ma chaise ! les Espagnols sont formidaaaaaaaaaaables ! jamais à cours d'idées pour s'alléger la vie, bien manger et faire la fête....omelette aux chips !!!! une minute, une minute....tu oublies de dire un truc : les chips Espagnols, les vrais ! n'ont rien mais rien à voir avec les Françaises !!!! et ça compte dans la recette....Bravo pour ce très beau billet...
    bises

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  8. 3 ans en Espagne et je n'avais JAMAIS suspecté l'existence de la tortilla aux chips !! Excellent post, j'ai beaucoup ri, beaucoup appris et beaucoup salivé en repensant aux bocadillos de tortilla de certains bars d'Euskadi( A l'époque j'atais étudiante, je n'ai jamais hélas eu le plaisir d'aller ni Chez Arzak, ni chez Berasategui...) Agur !

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  9. Clap...clap...clap !!! Magnifique article de loin le meilleur que j'ai jamais pu lire sur la tortilla Valérie,tu t'es surpassée, vraiment BRAVO!!! 10/10
    Cela va de l'anecdote de la cuisine "pata pa rriba" (comme on dit chez moi)les première fois que l'on tente la chose, sans parler du retournement de l'omelette catastrophique lorsqu'on a pas encore le coup de main(je m'y suis retrouvée lorsque j'étais apprentie en cocina española),puis la recette parfaitement expliquée avec les variantes plaisant à chacun jusqu'à l'évolution cheap&chic. J'ai tout aimé. Besitos et merci!

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