Vous n’avez peut-être jamais entendu parlé de lui, pourtant,
El Celler de Can Roca (Girona) est le second meilleur restaurant du monde et ce
discret et élégant chef catalan a développé dans son atelier R&D 2 des
techniques les plus innovantes de la cuisine actuelle : la cuisine sous
vide et la distillation des solides.
Au commande du restaurant avec ses 2
frères, ils forment l’équilibre parfait où le talent, le savoir-faire et la
créativité n’ont d’égal que leur humilité, leur sensibilité et leur
persévérance. Mais ne leur parlez jamais de cuisine moléculaire : ils
préfèrent le terme de technocréativité.
Avec ses 2 frères, Jordi le pâtissier audacieux et Josep, le
sommelier au nez parfait, ils forment depuis 1985 le trio à l'équilibre parfait à la tête
du restaurant El Celler de Can Roca, ancienne extension du bar-restaurant
familial où ils ont grandi avec la certitude acquise très jeunes que c’était là
qu’était leur avenir. Joan Roca (1964) est évidemment passé par les cuisines
d’elBulli en 1989, un an après avoir fait son stage chez feu Santi Santamaria, dans cette Catalogne pré-olympique où l’effervescence créative est
proportionnelle au développement économique, industriel et touristique exponentiel.
Au début des années 90,
les frères Roca entreprennent un tour de France qui passera par Valence où ils
se trouvent beaucoup de points communs avec Anne-Sophie Pic et l’héritage de
son père, par Montpellier chez les frères Pourcel en pleine ascension, chez
Gagnaire en pleine période naturaliste à St Etienne, et aussi chez Paul Bocuse. Ils
découvrent malheureusement l’établissement d’Alain Chapel au lendemain de sa
mort, ils en gardent le souvenir d’une jeune veuve digne et d’un personnel
discret sur sa tristesse. La gastronomie française est alors sous influence de la
trajectoire de Joël Robuchon, sa Galette de truffe au lard fumé leur inspirera
une variation avec des produits catalans mais leur expérience française
marquera leur cuisine d’une toute autre façon que Joan Roca résumera ainsi
après son passage chez George Blanc en 1992 « J’y ai découvert ce
qu’était un établissement de prestige : un monde complètement nouveau pour
moi » et qu’il va s’efforcer de recréer à Girona pas à pas avec ses 2
frères. En 1995 le restaurant reçoit sa première étoile Michelin, en 2002 sa
seconde et en 2010 la troisième. Aujourd’hui les frères Roca ne comptent plus les distinctions. Avec la
fermeture d’elBulli et la mort de Santi Santamaria en 2010, devenu entrre-temps
l’ennemi juré de la cuisine moléculaire, il reste avec la barcelonaise Carme
Ruscalleda (Santa Pau) les 2 derniers chefs catalans reconnus
internationalement. Avec la mise-en-place d’une nouvelle carte des vins
interactive, la seconde place au classement des meilleurs restaurants du monde
devrait être confirmée : l’important n’est pas d’arriver au sommet, mais
de s’y maintenir.
Le Roner : la cuisson sous vide à température
constante
Préoccupé par la perte de saveurs et de matières dans les
méthodes conventionnelles de cuisson, Joan Roca va développer avec Salvador
Brugués une méthode de cuisson sous vide où la température sera constante
pendant un temps de cuisson prolongé. Il avait déjà expérimenté la cuisson
basse température présentée par Hervé This (1993), insatisfait, c'est le Roner, un appareil
inspiré des bacs de stérilisation du matériel médical, qui lui permettra de coupler le
maintien d’une température constante et tournante avec une cuisson dans un
récipient hermétique et vidé de son air. Fini le cauchemar des 40% de perte à
la cuisson des foies gras comme s’en désolait tant Troisgros. En 2003, ils
publient La cuisine sous-vide, l’ouvrage de référence de cette nouvelle forme
de cuisson qui popularise également à travers le monde la cuisson lente à basse
température : 63° pour les viandes et 50° pour les poissons. Le Roner est
considéré aujourd’hui comme l’une des innovations les plus importantes de la
cuisine.
Du Parfum de Süskind à Eternity de Calvin Klein
Josep, le frère sommelier est doté d’un don peu
commun : il a le nez parfait. A la manière de l’oreille parfaite en
musique, il est capable d’identifier n’importe quelle odeur et de la décomposer
si celle-ci est complexe. Les comparaisons avec Grenouille du roman Le Parfum
de Süskind ne sont pas exagérées : sa recherche pour l’accord mets/vins
relève de l’excellence et de la perfection. En 2001 apparaît à la carte du
restaurant un dessert inspiré par le parfum Eternity de Calvin Klein. C’est
avec le petit frère, Jordi le pâtissier audacieux limite impertinent, qu’ils
développent cette idée de parfum transposé dans un dessert. Avec le benjain du trio au caractère dispersé, dont le passage chez elBulli s’est traduit par le sens
du travail et de la rigueur, ils décomposent un par un tous les éléments
olfactifs du parfum, le travail est minutieux, laborieux et passionnant :
l’enjeu est de traduire en saveurs une sensation olfactive. Après cette première
adaptation satisfaisante, suivra l’adaptation de Trésor de Lancôme, puis
Miracle, puis d’autres parfums. Ainsi on trouvera dans les ingrédients du
dessert adapté du parfum Eternity
de Calvin Klein : vanille, eau de fleur d’oranger, mandarine, bergamote et basilic.
L’autre apport technologique imaginé et mis au point dans
les ateliers R&D des frères Roca, c’est le distillateur de solides. Si son
voisin, ami et confrère Ferran Adrià a introduit l’élément air dans la cuisine
avec les espumas, c’est Joan Roca qui va imaginer l'introduction de l’élément
« terre » dans la cuisine. Le distillateur de solides, rotovapor,
appareil emprunté aux laboratoires pharmaceutiques, permet de distiller (oui,
oui à la manière du bon vieil alambic) un élément solide poudreux dilué qui
sera soumis à évaporation par bain-marie. Les particules évaporées seront ensuite récupérées et mélangées sous vide à un liquide neutre transparent que le
rotovapor homogénéisera. Joan Roca explique simplement que son but est de
« chercher de nouvelles dimensions sensorielles comme isoler des arômes
qui n’apparaissent pas dans un plat. De la pure magie culinaire ». De la
théorie à la pratique, le distillateur donne naissance à l’expression la plus
épurée du plat « terre/mer » en 2005 : Ostra y terra, huître et
terre, une gelée aromatisée à l’arôme des terres de Llémena (aux pieds des Albères entre La Jonquera et Cadaquès) sur
laquelle est simplement posée une huître.
Ostra y tierra : la quintessence du terre-mer |
Les vins, leur cuisine et les accords
Espuma d'anchois, truffe et merlot |
El Celler de Can Roca, littéralement La cave de la maison
Roca en catalan, c’est aussi la recherche des meilleurs accords mets/vins et
l’utilisation des vins en cuisine. Sous la direction de Josep le sommelier, des
suggestions d’accords avec des vins peu connus des Espagnols sont proposées
ainsi que l’intégration du vin sous différentes formes dans certains plats
apparaissent comme continuité intégrante en saveurs et en textures dans la
cohérence d’une recette. Ainsi, en 2001 apparaît une mise-en-bouche d’espuma
d’anchois et de lamelles de truffes complétée par une gelée de merlot. Ou
encore, et en souvenir de la trajectoire de cocktail barmaid de Josep, un
parfait de colombe à l’orange : des longes de colombes fondantes aux amandes
dans une sauce citriquée aux épices rappelant la cuisine du Moyen-Age :
cannelle, gingembre, cumin, genièvre, girofle et préparée avec un vermouth
rouge, la Bristol Cream, dont l’ensemble sera présenté comme le classique
dessert, qui aura la texture d’une ganache et une saveur dominante chocolatée
par la magie des accords d’arômes. En suggestion d’accords, sur un filet de sole iodé à la salicorne, au citron et au fenouil sauvage, Josep Roca
propose un grenache blanc, vin du Languedoc, Laurent Vaillé, la Grange des Pères
2001 : « chaleur, sécheresse, notes mûres et acidité fraîche malgré
tout ». Sur l’agneau pasqual aux petits pois, grande tradition catalane,
le sommelier propose un Pauillac : pour ses notes douces et vanillées en
accord avec le sucré des petits pois.
Escalivade catalane |
Monochromatismes, assiettes paysages, trompes-l’œil sucrés-salés et fumées aromatiques
Aujourd’hui à la carte du restaurant, plusieurs axes
d’approches de leur cuisine sont offerts en fonction du plat commandé. Les
caramels trompe-l’œil, caramel bufat, enrobent les mets d’une couche rappelant
une vitrine qu’il faudrait casser : l’art de l’insinuation. Certains plats
sont monochromatiques avec une préférence pour le blanc et le rouge, d’autres
sont apportés à la table sous une cloche fumante d’arômes extraits grâce au
rotovapor, des desserts portent des noms de parfums de créateurs pour manger un parfum, des chairs délicates sont parfumées à la
cuisson grâce à la technique ancestrale réactualisée de la cuisson aromatique à
la manière de l’éclade de moules. Les vins, comme le champagne en espuma versé
sur une huître, sont rajoutés au plat sous l’œil inquiet et curieux du convive.
Et enfin, en hommage au travail de Michel Bras, des paysages sont le prétexte
d’une présentation en textures et en couleurs d’une assiette.
La boulimie entrepresariale
Comme beaucoup d’autres chefs qui ont atteint un tel niveau,
les activités du Celler de Can Roca se sont diversifiées. En plus des
animations de conférences aux quatre coins du monde, en bons Catalans pragmatiques et terriens qu’ils
restent, ils se concentrent sur leur savoir-faire : le Mas Marroch au sud
de la Costa Brava est une extension de
leur établissement dédiée aux banquets et à l’évènementiel. L’Atelier, el
Taller de Can Roca, nid R&D de la marque commerciale, se transforme le soir
en table d’hôtes pour des dîners plus confidentiels que ceux du Mas Marroch.
L’assocation avec l’hôtel barcelonais OMM assure aux frères Roca une présence
dans la capitale catalane en déléguant l’esprit de leur cuisine au chef Felip
Llufriu et au sommelier Xavier Ayala, leur permettant d’accumuler ainsi une
autre étoile Michelin avec le restaurant MOO. Une autre association avec la
chaîne hôtelière AC Hoteles double leur présence à Girona avec la gestion du
restaurant Númun de l’hôtel AC Palau Bellavista en plein cœur du quartier
historique de Girona. Et enfin, l’exclusivité de la restauration au Festival
dels Jardins de Cap Roig, à Palafrugell en Costa Brava (l’équivalent du
Festival d’Avignon en musique/opéra d’Espagne) et diverses opérations de
catering privé sur commande à l’année et d'ateliers pédagogiques achèvent la liste des activités
complémentaires à leur restaurant.
Modeste, pugnace et très discret Joan Roca travaille depuis
plus de 30 ans pour une cuisine originale qui s’appuie sur les fondamentaux de la
cuisine catalane traditionnelle en innovant constamment pour la sublimer. Lui que
l’odeur du rôti de poulet d’Encarna sa mère, qui l’a mis au monde dans
l’arrière cuisine de l’auberge familiale, réconforte plus que tout, mérite
largement le qualificatif d’autre
chef alchimiste des temps modernes de la gastronomie mondiale.
Bonjour Francesa! Je connais le nom du cuisinier et le restaurant, mais jamais mangé là-bas. Votre article d'aujourd'hui est impressionnant et très intéressant. Conocer nos hace apreciar más!
RépondreSupprimerQue d'informations dans ce billet !!! un cuisinier remarquable, les cuisiniers espagnols sont formidables !!!! des parfums qui ressemblent au parfum de femmes (je connais bien eternity il a longtemps été mon parfum...j'imagine...) des vins avec associations exceptionnelles (quoique les vins Espagnols nous surprennent beaucoup, tellement eux aussi sont à la pointe !) AAAAHHHH un billet qui laisse rêveur...on voudrait pouvoir y aller manger et après aller faire un tour dans les cuisines, bavarder avec le chef, faire un petit stage....
RépondreSupprimerMerci c'est très intéressant !!!
A bientôt...
Quel talent !
RépondreSupprimerOn a qu'une envie : partir à sa rencontre et se délecter !
A bientôt...
Jolín que presentación mas buena.
RépondreSupprimerUn saludo